Le théâtre de Neptune : une première

C’est en Acadie, deux ans avant la fondation de Québec, que le « rideau se lève » sur la première pièce de théâtre jouée en Nouvelle-France. Le 14 novembre 1606, Le théâtre de Neptune en la Nouvelle-France, écrit et mis en scène par Marc Lescarbot, est joué à Port-Royal.

 

par Philippe Legault, bibliothécaire
Direction de la recherche et de la diffusion des collections patrimoniales
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

 

Il s’agit d’un spectacle dramatique en trois actes : l’un sur l’eau, l’autre sur le rivage et le troisième à la porte du fort de la colonie naissante. Cette unique représentation déployée en plein air rend hommage à Jean de Biencourt, sieur de Poutrincourt, commandant du premier établissement permanent fondé en Acadie, ainsi qu’à Samuel de Champlain et à son équipage, de retour d’une expédition sur mer chez les Armouchiquois, aujourd’hui les Micmacs de la Nouvelle-Angleterre.

Neptune, le dieu des mers et des océans, entouré de sa cour de six tritons et de quatre Autochtones, tous sur des embarcations, déclament tour à tour les 243 vers qui constituent ce poème théâtral à une audience surprise de cet accueil inusité. S’il est possible encore aujourd’hui de préciser ces détails sur cette fête nautique, c’est que Lescarbot a bien pris soin de consigner le texte et de décrire la représentation de sa pièce dans son ouvrage phare, Histoire de la Nouvelle-France, publié en 1609.

Il peut sembler surprenant qu’un personnage mythologique comme Neptune ait inspiré Marc Lescarbot. Mais n’oublions pas que ces marins aventureux débarqués en Nouvelle-France ont longuement sillonné l’océan et navigué sur des eaux inconnues pour aller fonder un nouveau monde. On comprend sans peine ce lien fondamental entre la mer et ceux qui entreprennent cette traversée périlleuse qui marquera un tournant décisif dans leur vie. D’ailleurs, un vieux proverbe affiché dans la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours dans le Vieux-Montréal, surnommée la chapelle des Marins, illustre bien ces expéditions agitées et hasardeuses : « Si tu vas en guerre, prie une fois, si tu vas en mer, prie deux fois. »

De nombreuses rééditions

Les muses de la Nouvelle France / [par Marc Lescarbot], Paris :Chez Jean Milot,1609.
Les muses de la Nouvelle France / [par Marc Lescarbot], Paris :Chez Jean Milot,1609.

Étonnamment, cette toute petite pièce, de facture simple, a fait l’objet de nombreuses rééditions. D’abord publiée en 1609 chez le libraire Jean Milot, à Paris, dans Les muses de la Nouvelle France, elle a été rééditée à quatre reprises en 1611, 1612, 1617 et 1618. Les éditions Edwin Tross proposent en 1866 Histoire de la Nouvelle-France – Suivie des Muses de la Nouvelle-France. Les éditions Les Herbes rouges de Montréal publient la pièce en 1998. En 2004, les éditions L’Harmattan de Paris emboîtent le pas avec Les muses de la Nouvelle- France de Marc Lescarbot – Premier recueil de poèmes européens écrits en Amérique du Nord.

Deux versions anglaises ont été publiées, l’une en 1927 et l’autre en 2006 dans The Theatre of Neptune in New France et Spectacle of Empire – Marc Lescarbot’s Theatre of Neptune in New France. En 2007, une édition critique signée Marie-Christine Pioffet s’attarde au personnage Lescarbot et à son œuvre dans Voyages en Acadie (1604-1607).

Marc Lescarbot, dites-vous?

Le poème théâtral de Lescarbot aura surmonté l’épreuve du temps, du XVIIe au XXIsiècle, plutôt grâce à ses récits de voyage, semble-t-il. Mais qui est donc ce Marc Lescarbot? Le Dictionnaire biographique du Canada le décrit comme avocat, voyageur et écrivain. Il est aussi souvent cité comme le premier historien de la Nouvelle- France1. Désillusionné du droit, il quitte La Rochelle le 13 mai 1606 pour l’Acadie, où il demeure une seule année, toute la population de la colonie devant retourner en France à la suite de la révocation du monopole du commerce des fourrures.

Durant son séjour en Nouvelle-France, Lescarbot côtoie, outre Champlain et Poutrincourt, d’autres personnages importants de l’histoire de la colonie, tels Pierre Du Gua De Monts, fondateur de l’Acadie, et Louis Hébert, premier colon et premier apothicaire de Québec.

L’Ordre de Bon Temps

Louis Hébert, Marc Lescarbot et Samuel de Champlain créent dès l’hiver 1606 l’Ordre de Bon Temps. Considéré comme le premier club social en Amérique, celui-ci a pour raison d’être de maintenir le moral et la bonne humeur dans la population de la colonie en organisant des soirées gastronomiques où l’on sert des mets préparés à partir des ressources du pays : gibiers, légumes et fruits. Outre les plaisirs de la table, l’Ordre de Bon Temps procure des distractions à la compagnie. Dans cette petite société sans femmes, ces soirées aux allures de fête carnavalesque égrènent chansons et petites pièces de théâtre qui font rire et sourire. Le peintre illustrateur Charles William Jefferys (1869-1951), reconnu pour ses représentations historiques, en a imaginé et immortalisé l’atmosphère dans une aquarelle simplement intitulée L’Ordre de Bon Temps, 1606.

Il faudra attendre jusqu’en 1640 pour trouver dans les Relations des Jésuites2 la mention d’une deuxième pièce de théâtre en Nouvelle-France, une tragicomédie en l’honneur de la naissance du Dauphin (Louis XIV) présentée au Collège des Jésuites à Québec. Le titre en est inconnu compte tenu du peu d’informations dans les documents d’époque.

La pratique théâtrale au Québec a considérablement cheminé depuis Lescarbot : depuis les 11 premiers comédiens en 1606, plus de 2200 comédiens québécois poursuivent toujours la tradition de la scène 400 ans plus tard.

  1. Dictionnaire biographique du Canada, I : De l’an 1000 à 1700, Québec, Presses de l’Université Laval, 1967, p. 480.
  2. Relations des Jésuites – Contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France,Québec, Augustin Coté, 1858, 3 vol.